Nous
rendons hommage à Robert F. Young, auteur américain de cette nouvelle de
science-fiction de 1950 environ, où il est question de marchandisation de
l’école et de la culture. Elle a été traduite et publiée en France en livre de
poche dans L’anthologie de la science-fiction dirigée par Gérard Klein.
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SEPTEMBRE AVAIT TRENTE JOURS
par Robert F. Young
On a vu
qu'il n'est pas sans risque pour les hommes de projeter leurs fantasmes sur l'apparence trompeuse d'un
robot, réplique trop parfaite de l'image humaine. Esclaves dociles, prompts
à assouvir les exigences, fussent-elles monstrueuses, de leurs maîtres,
ne seraient-ils pas en fin de compte, surtout lorsqu'il s'agit de
robots femelles, une manière de piège ? Dialectique peut-être éternelle du
maître et de l'esclave.
Dans la
touchante nouvelle de Robert F. Young, elle prend la forme inattendue d'un piège du passé,
d'un piège de la mémoire.
L’écriteau dans la vitrine annonçait : INSTITUTRICE
A VENDRE, PRIX IMBATTABLE ; et en plus petits caractères : Sait
coudre, cuisiner, se rendre utile dans la maison.
En la regardant, Danby pensa à des pupitres, des gommes et des feuilles d'arbres jaunies par l'automne, à des livres, des rêves et des rires. Le propriétaire de la boutique d'occasions l'avait habillée d'une robe de couleur vive et lui avait enfilé aux pieds de petites sandales rouges, et elle se tenait là dans sa caisse, debout dans la vitrine, comme une poupée grandeur nature attendant qu'on lui donne la vie.
Danby tenta
de poursuivre sa route, dans la rue printanière qui menait au parking où il
garait sa Baby Buick. Laura avait probablement thermostaté son dîner, qui
devait être tout servi sur la table, et elle serait furieuse s'il était en
retard. Mais il ne bougea pas et resta sur place ; c'était un grand gaillard
maigre dont la jeunesse n'était pas encore tout à fait évanouie, mais restait
visible dans ses yeux bruns songeurs, sensible dans la douceur de ses joues.
Son inertie
l'agaça. Il était passé mille fois devant ce magasin en allant du parking à son
bureau et de son bureau au parking, mais c'était la première fois qu'il
s'arrêtait pour examiner la vitrine.
Mais
n'était-ce pas aussi la première fois que la vitrine contenait quelque chose
qui répondait à ses désirs ?
Danby se posa
la question. Est-ce qu'il lui fallait un professeur ? Evidemment
non. Mais Laura avait bien besoin de quelqu'un pour l'aider au ménage et ils
n'avaient pas les moyens de se payer une servante automatique ; quant à Billy,
quelques répétitions de ses cours de TV ne lui feraient sûrement pas de mal,
étant donné que les examens-prime[1]
approchaient, et...
Et puis ses
cheveux lui rappelaient la lumière de septembre, son visage un jour de
septembre. Une brume de septembre l'enveloppa et soudain son inertie
l'abandonna et il se mit en marche mais pas dans la direction où il avait eu
l'intention d'aller...
« Combien
coûte l'institutrice de la vitrine ? »demanda-t-il.
Des
antiquités de toutes sortes étaient éparpillées à l'intérieur du magasin. Le
propriétaire était un petit vieillard aux cheveux blancs en crinière et aux
yeux couleur de pain d'épices. Lui aussi avait l'air d'un objet de vitrine.
Il s’épanouit
à la question de Danby.
« Elle
vous plaît monsieur ? Elle est vraiment ravissante. »
Danby se
sentit le feu aux joues. « Combien ? répéta-t-il.
- Quarante-neuf
quatre-vingt-quinze plus cinq dollars pour l'emballage. »
Danby n'en
croyait pas ses oreilles. Les professeurs devenaient d'une telle rareté qu'on
se serait attendu à voir leur prix monter et non pas descendre. Or, il y avait
moins d'un an, quand il avait songé à acheter un professeur de troisième rénové
pour aider Billy à faire ses devoirs de T.V., le meilleur marché qu'il eût
trouvé dépassait amplement les cent dollars. Il l'aurait acheté quand même si
Laura ne l'en avait dissuadé. Laura n'était jamais allée en vraie classe,
elle ne comprenait pas.
Mais
quarante-neuf dollars quatre-vingt-quinze ! Et elle savait aussi coudre et
cuisiner ! Sûrement Laura serait d'accord cette fois...
Elle le
serait surtout s'il ne lui laissait pas le choix.
« Est-ce...
Est-elle en bon état ? »
Le
propriétaire prit une expression peinée :
« Elle a
été complètement rénovée, monsieur. Des batteries toutes neuves, des moteurs
entièrement neufs. Ses bandes dureront bien encore dix ans et ses centres
mémoriels ne cesseront probablement jamais d'être en état. Tenez, je vais
l'apporter ici pour vous montrer. »
La caisse
était montée sur roues pivotantes, mais elle était difficile à manier. Danby
aida le vieil homme à la retirer de la vitrine et à la pousser dans le magasin.
Ils l'installèrent près de la porte, à l'endroit où il y avait le plus de
lumière.
Le vieil
homme recula d'un, air admiratif.
« Peut-être
suis-je vieux jeu, dit-il, mais j'estime que les télémaîtres ne viendront
jamais à la cheville de la réalité. Vous êtes allé en vraie classe, n'est-ce
pas, monsieur ? »
Danby
acquiesça d'un signe de tête.
« Je
m'en doutais. C'est drôle, on ne s'y trompe jamais.
- Voulez-vous
la mettre en marche, s'il vous plaît ? » dit Danby.
L'activateur
était un bouton minuscule dissimulé derrière le lobe de l'oreille gauche. Le
propriétaire tâtonna un moment avant de le trouver ; puis il y eut un
petit déclic, suivi d'un ronronnement très doux, presque inaudible. Les joues
se colorèrent, la poitrine commença à se soulever et s'abaisser les paupières
découvrirent des yeux bleus...
Les ongles de
Danby s'enfonçaient dans ses paumes.
« Faites-lui
dire quelque chose.
- Elle réagit
à presque tout, monsieur, expliqua le vieillard. Aux mots, aux spectacles, aux
situations... Si vous vous décidez à la prendre et qu'elle ne vous donne pas
satisfaction, rapportez-la moi et je me ferai un plaisir de vous
rembourser. » Il se plaça devant la caisse. « Comment vous
appelez-vous ? questionna-t-il.
- Miss
Jones. » Sa voix vibrait comme une brise de septembre.
« Votre
métier ?
- Spécifiquement, je suis professeur de quatrième, mais je peux faire les premières, secondes, troisièmes, cinquièmes, sixièmes, septièmes et huitièmes et j'ai de fortes connaissances en lettres classiques. Je peux aussi m'occuper avec compétence des travaux ménagers, je suis une cuisinière qualifiée et je peux accomplir des travaux simples comme coudre des boutons, repriser des chaussettes et stopper les déchirures des vêtements.
- Ils avaient mis beaucoup de perfectionnements supplémentaires dans les derniers modèles, dit le vieil homme en aparté à Danby. Quand ils avaient appris que la téléducation commençait à entrer dans les moeurs, ils s'étaient mis à faire l'impossible pour concurrencer les grosses marques commanditaires. Mais cela n'a servi à rien. » Il ajouta : « Sortez de votre caisse, Miss Jones. Montrez-nous comme vous marchez bien. »
Elle fit une
fois le tour de la salle sinistre, ses petites sandales rouges mettant une note
vive sur le sol poussiéreux, sa robe luisant comme une petite bruine de
couleur. Puis elle revint se placer près de la porte et attendit.
Danby eut du
mal à retrouver sa voix.
« Parfait,
dit-il à la fin, remettez-la dans sa caisse. Je la prends. »
¯¯¯
« Quelque
chose pour moi, papa ? cria Billy. C'est pour moi ?
- Bien sûr»,
dit Danby en faisant rouler la caisse dans l'allée miniature jusqu'au minuscule
perron, et en la portant en haut des marches. « Et aussi pour ta mère.
- Il vaudra
mieux pour toi que ce soit quelque chose de bien, déclara Laura, bras croisés,
sur le seuil. Le dîner est glacé.
- Tu peux le
faire réchauffer, répliqua Danby. Attention, Billy ! »
Il fit
franchir le seuil à la caisse, le souffle un peu court, et la poussa le long du
petit couloir jusqu'au living-room. Le living-room était envahi par un camelot
en veston rose, qui s'était installé là par le truchement de l'écran de
télévision géant et proclamait à grands cris la supériorité de la nouvelle
Lincolnette décapotable 2061.
« Attention
au tapis ! dit Laura.
- Ne t'énerve pas, je ne vais pas l’abîmer, ton tapis, répliqua Danby. Et que quelqu'un ait la bonté d'éteindre la T.V., qu'on puisse s'entendre penser !
- Je vais la
fermer, papa. »
Billy
traversa la pièce à grandes enjambées de gosse de neuf ans et tua le camelot,
son veston rose et le reste du décor.
Danby
s'affaira après le couvercle de la caisse, sentant sur son cou le souffle de
Laura.
« Une
institutrice ! s'exclama-t-elle d'une voix suffoquée quand la caisse fut
enfin ouverte. Voilà ce qu'un adulte conscient et organisé rapporte à sa
femme ! Une institutrice !
- Ce n'est
pas une institutrice ordinaire, dit Danby. Elle sait faire la cuisine... elle
sait coudre, elle... Elle peut faire n'importe quoi. Tu répètes tout le temps
que tu as besoin d'une domestique. Eh bien, maintenant, tu en as une. Et Billy
aura quelqu'un pour l'aider à étudier sa T.V.
-
Combien ? »
Pour la
première fois, Danby fut conscient de l'aspect en lame de couteau du visage de
sa femme.
« Quarante-neuf
quatre-vingt-quinze.
- Quarante-neuf
quatre-vingt-quinze ! George, tu n'es pas fou ? Alors que j'économise au
maximum pour que nous puissions échanger notre Baby B. pour une nouvelle
Cadillette, tu t'en vas dilapider notre argent pour une vieille maîtresse
d'école démolie. Qu'est-ce qu'elle connaît de la téléducation ? Voyons, elle a
cinquante ans de retard !
- Elle ne
m'aidera pas à faire mes devoirs déclara Billy en jetant un regard torve à la
caisse. Mon télémaître, il dit que ces vieux androïdes ne valaient rien du
tout. Ils... Ils battaient les enfants !
- C'est
absolument faux ! dit Danby. Et je suis bien placé pour le savoir puisque
je suis allé en vraie classe jusqu'en première. » Il se tourna vers Laura.
« Et elle n'est pas démolie non plus, elle ne retarde pas de cinquante ans et elle
en sait plus sur la vraie éducation que tous tes télémaîtres ! Et comme je
l'ai déjà dit, elle sait coudre, elle sait faire la cuisine...
- Eh bien,
dis-lui donc de réchauffer notre dîner !
- C'est ce
que je vais faire ! »
Il plongea la
main dans la caisse, pressa le bouton activateur et, quand les yeux bleus
s'ouvrirent, dit : « Venez avec moi, Miss Jones. » Puis il la
conduisit dans la cuisine.
Il fut ravi
de voir comment elle répondait à ses indications concernant les boutons à
presser, les leviers à baisser et redresser, les index à placer sur les
chiffres... Le dîner fut enlevé de la table en deux temps et trois mouvements
et réinstallé en un clin d'oeil, tout bouillant, fumant, délectable.
Même Laura se
radoucit. « Pas mal... dit-elle.
- C'est même
très bien, riposta Danby. J'avais dit qu'elle savait cuisiner, n'est-ce
pas ? Maintenant tu n'auras plus à te plaindre de boutons bloqués,
d'ongles cassés, de...
- Ça va,
George. N'insiste pas. »
Son visage avait
repris son apparence habituelle, encore un petit peu pointu, mais c'était une
partie de son charme en temps ordinaire ; cela et ses yeux noirs ardents,
et sa bouche fardée d'exquise façon. Elle venait tout juste de se faire
remodeler les seins et elle était vraiment sensationnelle dans sa nouvelle
tenue d'intérieur or et écarlate. Danby conclut qu'il aurait pu choisir
beaucoup plus mal. Il mit un doigt sous son menton et l'embrassa.
« Viens,
mangeons », dit-il.
Il avait
complètement oublié Billy. En levant la tête, il aperçut son fils debout sur le
seuil, qui dévisageait d'un air sinistre Miss Jones occupée à préparer le café.
« Elle
ne me battra pas ! » dit Billy en réponse au coup d'oeil de Danby.
Danby se mit
à rire. Il se sentait mieux maintenant que la moitié de la bataille était
gagnée. Le reste attendrait un peu.
« Bien
sûr qu'elle ne te battra pas, répliqua-t-il. Maintenant viens manger ton dîner
gentiment.
- Oui, dit
Laura, et dépêche-toi. On donne Roméo et Juliette à l'heure du western
et je ne veux pas en manquer une minute. »
Billy céda.
« Oh! Bon », dit-il. Mais il fit un large détour pour éviter Miss Jones
en venant prendre sa place à la table.
¯¯¯
Roméo
Montaigu roula une cigarette avec des doigts agiles, la glissa entre ses lèvres
qu'ombrageait un sombrero et l'alluma avec une allumette de cuisine. Puis il
guida son alezan à la robe luisante jusqu'au bas de la colline éclairée par la lune, en direction du ranch des Capulet.
« M'est
avis qu'y m'faut ouvrir l'oeil un tantinet, marmonna-t-il pour lui-même. Ces
Capulet-là, éleveurs de moutons et ennemis héréditaires de ma famille, lignée
de nobles éleveurs de vaches, pourraient bien me descendre avant que je sache
de quoi il retourne. Mais cette blonde que j'ai rencontrée au match ce soir vaut
bien qu'on coure quelque risque. »
Danby fronça
les sourcils. Il n'avait rien contre le remaniement des classiques, mais il
avait l’impression que les rewriters exagéraient avec leurs histoires de
vachers contre bergers. Cependant Laura et Billy n'avaient pas l'air de s'en
offusquer. Penchés en avant dans leurs fauteuils à télé, ils dévoraient l'écran
des yeux. Si bien que c'était peut-être les rewriters qui étaient dans le vrai.
Même Miss
Jones avait l'air intéressée... mais c'était impossible, rectifia aussitôt
Danby. Elle ne pouvait pas s'y intéresser. Si intelligemment qu'elle
parût fixer ses yeux bleus sur l'écran, tout ce qu'elle faisait, en réalité,
c'était de dilapider ses batteries. Il aurait dû écouter Laura et la
déconnecter...
Mais il ne
s'en était pas senti le courage. Il y avait de la cruauté à la priver de vie,
même temporairement.
C'était bien
là une notion absurde, s'il en fut jamais. Danby s'ébroua avec irritation dans
son fauteuil, une irritation qui s'accrut quand il s'aperçut qu'il avait perdu
le fil de la pièce télévisée. Quand il l'eut retrouvé, Roméo avait sauté le mur
du ranch Capulet, traversé le verger, en catimini, et se tenait dans un jardin
opulent sous un balcon peu élevé.
Juliette
Capulet apparut sur le balcon par une porte-fenêtre anachronique. Elle portait
un costume de cow-girl - ou de bergère - avec une jupette en tutu ; un
sombrero à larges bords couronnait ses tresses décolorées en blond. Elle se
pencha par-dessus la balustrade, inspecta le jardin. « Qu'est-ce que tu
fabriquais, Romy ? dit-elle d'une voix traînante.
« Mais
c'est ridicule ! » déclara subitement Miss Jones. Les paroles, les
costumes, l'action, le lieu... C'est un contresens de A jusqu'à Z ! »
Danby la
regarda avec stupeur. Il se rappela soudain ce que le propriétaire de la
boutique d'occasions lui avait dit, à propos de ses réactions aux spectacles et
aux situations aussi bien qu'à des paroles. Il avait évidemment supposé que le
vieillard parlait de spectacles et de situations en relation directe avec ses obligations
d'institutrice - et non pas de tous les spectacles et toutes les
situations.
Une petite prémonition gênante traversa l'esprit de Danby. Aussi bien Laura que Billy, remarqua-t-il, avaient abandonné leur festin visuel pour contempler Miss Jones avec des yeux incrédules. L'instant était critique.
Il
s'éclaircit la gorge.
« Ce
n'est pas exactement un « contresens », Miss Jones, dit-il. La pièce
a été simplement adaptée. Voyez-vous, personne ne s'y intéresserait dans son
texte original, et si personne ne s’y intéressait, pourquoi quelqu'un
accepterait-il de la patronner pour la T.V. ?
- Mais
fallait-il qu'elle soit transformée en western ? »
Danby jeta un
coup d'oeil d'appréhension à sa femme. L'incrédulité avait été remplacée dans
le regard de celle-ci par une fureur haineuse. Il reporta hâtivement son
attention sur miss Jones.
« Les
westerns sont à la mode en ce moment, Miss Jones, expliqua-t-il. C'est une
sorte de renaissance des premiers temps de la télévision. Les gens les aiment,
aussi naturellement les annonceurs les patronnent et les adaptateurs
s'efforcent de trouver un peu partout des thèmes nouveaux.
- Mais
Juliette vêtue en cow-girl d'opérette ! C'est au-dessous du niveau des
divertissements les plus vulgaires.
- George,
cela suffit comme ça. » La voix de Laura était glaciale. « Je t'avais
bien dit qu’elle retardait de cinquante ans. Arrête-la sinon je vais me
coucher ! »
Danby
soupira, se leva. Il éprouvait quelque chose comme de la honte en s'approchant
de miss Jones et en tâtonnant pour trouver le petit bouton derrière son oreille
gauche. Elle le regardait calmement, les mains immobiles sur les genoux, son
souffle sortant avec régularité de ses narines synthétiques.
C'était comme
de commettre un meurtre. Danby frissonnait en revenant à son fauteuil.
« Toi et
tes institutrices ! dit Laura.
- Tais-toi !
» répliqua Danby.
Il regarda
l'écran, essaya de s'intéresser à la pièce. Mais elle le laissait froid. Il y
avait aussi une pièce inscrite au programme de l'émission suivante... une pièce
policière intitulée Macbeth. Elle le laissa froid, elle aussi. Il ne
cessait de regarder subrepticement dans la direction de miss Jones. Sa poitrine
était immobile maintenant, ses yeux fermés. La pièce paraissait horriblement
vide.
Finalement il
n'y tint plus. Il se leva.
« Je
vais faire un petit tour », dit-il à Laura, et il sortit.
¯¯¯
Il sortit la
Baby B. en marche arrière de l'allée miniature et. descendit la rue de banlieue
jusqu'au boulevard, en se demandant pourquoi une antique maîtresse d'école
pouvait le bouleverser autant.
Il savait que
ce n'était pas simplement de la nostalgie, encore que la nostalgie y eût sa
part - nostalgie de septembre et de la vraie école, - de l'entrée dans la salle
de classe par un matin de septembre avec la maîtresse arrivant dès que sonnait
la cloche et disant : « Bonjour, mes enfants. Quel temps magnifique pour
apprendre nos leçons ! »
Mais jamais
il n'avait aimé l'école plus particulièrement que les autres enfants et il
savait que septembre représentait autre chose encore que des livres et des
rêves d'automne. Septembre représentait quelque chose de perdu à un moment
donné, quelque chose d'indéfinissable, d’intangible ; quelque chose dont
il avait maintenant désespérément besoin...
Danby
conduisit la Baby B. le long du boulevard, se faufilant au milieu de la cohue
pressée des automobilettes. Quand il tourna, dans la rue transversale qui
menait chez l'Ami Fred, il vit qu'une nouvelle boutique de dégustation
s'installait au coin de la rue. Une grande affiche annonçait : HOT DOGS ROTIS
A LA BRAISE, TAILLE MEGA - Mangez une vraie saucisse grillée sur un
vrai feu de bois ! Ouverture prochainement !
Il passa
devant, se gara dans le parking près de l’Ami Fred, émergea de sa voiture dans
la nuit printanière tout étoilée et entra dans la salle. Celle-ci était bondée,
mais il réussit à trouver une stalle vide. Une fois dedans, il glissa une pièce
dans le distributeur et commanda une bière au cadran.
Il la dégusta
sans entrain quand elle émergea dans son gobelet de papier tout embué. L'air de
la stalle était lourd et imprégné de l'odeur de son précédent occupant - un
buveur de vin, conclut Danby. Il se demanda brièvement quel effet cela devait
faire autrefois, quand l'intimité était inconnue dans les bars et qu'on devait
coudoyer les autres consommateurs, si bien que chacun savait la quantité de
boisson ingurgitée par les autres et la quantité qu'ils pouvaient supporter ou
non. Puis son esprit revint à Miss Jones.
Il y avait un
petit écran de télévision, au-dessus du distributeur de boissons, sous lequel
était écrit : Des
ennuis ? Appelez l’ami Fred, le barman – Il vous prêtera une oreille
complaisante (25 cents
seulement les trois minutes). Danby glissa une pièce dans la fente. Il y
eut un petit déclic et la pièce retomba dans la sébille, puis la voix
enregistrée de l'Ami Fred annonça : « Occupé pour le moment, mon vieux. Je
serai avec vous dans une minute. »
Au bout d'une
minute et d'une autre bière, Danby renouvela sa tentative. Cette fois, l'écran
émetteur-récepteur s'alluma et le joyeux visage aux bajoues roses de l'Ami Fred
s'y encadra.
« Salut,
George. Comment ça va ?
- Pas trop
mal Fred. Pas trop mal.
- Mais cela
pourrait aller, mieux, hein ? »
Danby hocha la tête.
- «Vous l'avez
deviné, Fred. » Il baissa la tête vers le petit bar où son verre de bière était
posé là, tout seul. «Je... j'ai acheté une institutrice, Fred, dit-il.
- Une
institutrice ?
- Je
reconnais que c'était un drôle de truc à acheter, mais je m'étais dit que le petit
pourrait bien avoir besoin de répétitions pour ses leçons de T.V... les
examens-prime vont commencer bientôt et vous savez comment sont les gosses
quand ils n'envoient pas les bonnes réponses et ne gagnent pas de prix. Et je
m'étais dit aussi qu'elle... c'est une institutrice spéciale, vous comprenez,
Fred... j'ai pensé qu'elle aiderait Laura dans la maison. Des choses comme
ça... »
Sa voix
s'éteignit comme il levait les yeux vers l'écran. L'Ami Fred secouait son
amical visage d'un air solennel. Ses bajoues roses tremblotaient.
« George,
écoutez-moi. Vous allez vous débarrasser de cette institutrice. Vous entendez,
George ? Débarrassez-vous-en. Ces androïdes ne valent pas plus cher que
les vrais professeurs d'antan... ceux qui respiraient pour de bon, je veux
dire. Vous ne savez pas, George ? Vous n'allez pas me croire, mais je suis
sûr de mon fait. Ils avaient l'habitude de battre les enfants. Mais oui, de les
battre... » Il y eut un bourdonnement et l'écran commença à se brouiller. « Les
trois minutes sont écoulées, George. Vous en voulez encore pour vingt-cinq
autres cents ?
- Non,
merci », dit Danby. Il termina sa bière et partit.
¯¯¯
Pourquoi les
professeurs étaient-ils détestés de tout le monde ? Et dans ce cas,
pourquoi les gens ne détestaient-ils pas aussi les télémaîtres ?
Danby médita le paradoxe toute la journée du lendemain à son travail. Cinquante ans auparavant, les professeurs androïdes avaient paru la solution idéale au problème de l'éducation de même que la réduction des dimensions et du prix des carrosseries de prestige, au début du siècle, avait résolu le problème économique. Mais si les androïdes avaient pallié la pénurie d'enseignants, ils n'en avaient que mieux souligné l'autre aspect du problème : le manque de locaux. A quoi bon avoir assez d'instituteurs quand on n'avait pas assez de salles où les faire enseigner ? Et comment pouvait-on consacrer assez d'argent pour construire de nouvelles écoles quand le pays avait constamment besoin de nouvelles super-autoroutes perfectionnées ?
Il était
absurde que la construction des bâtiments scolaires passe en priorité avant la
construction des voies routières, parce que si l'on négligeait les routes on
réduisait automatiquement le penchant du citoyen moyen à acheter des voitures
neuves, ce qui affaiblissait l'économie, entraînait une récession et rendait la
construction de nouvelles écoles plus aléatoire encore qu'avant.
Quand on y
réfléchissait, on était obligé de tirer son chapeau aux marques de céréales qui
patronnaient les émissions télévisées. En introduisant les télémaîtres et la
téléducation, elles avaient sauvé la situation. Une seule institutrice dans une
seule salle, avec un tableau noir d'un côté et un écran de télévision de
l'autre, suffisait pour faire la classe à cinquante millions d'enfants, et si
l'un de ces élèves n'aimait pas sa façon d'enseigner, il n'avait qu'à changer
de longueur d'ondes pour trouver un des autres programmes téléducatifs
commandités par l'une des autres sociétés vendeuses de céréales. (Il
appartenait évidemment aux parents de veiller à ce que leur enfant ne sèche pas
de cours ou ne saute pas dans une classe plus élevée avant d'avoir passé les
examens-prime de la classe précédente.)
Mais ce qu'il y avait de plus avantageux dans cet ingénieux système, c'était le fait bienheureux que les compagnies céréalières payaient tout, délivrant ainsi le contribuable de l'une de ses plus onéreuses obligations et laissant son portefeuille plus disponible pour les taxes locales, les impôts sur l'essence, les péages et les achats d'automobiles à tempérament. Et tout ce que les compagnies céréalières demandaient en échange de leur dévouement à la cause publique, c'était que les élèves - et de préférence leurs parents aussi - consomment leurs produits.
Le paradoxe
n'était donc finalement pas un paradoxe. Un professeur était une malédiction
parce qu'il symbolisait une dépense ; un télémaître était un fonctionnaire
respecté parce qu'il symbolisait la grande boîte familiale « source
d'économie ». Mais la différence, Danby le sentait, avait des origines
plus profondes.
Il y avait un
peu d'atavisme dans la haine contre les professeurs, mais cette haine était
surtout la résultante de la campagne de propagande lancée par les compagnies
céréalières quand elles avaient mis leur idée à exécution. Elles étaient
responsables du mythe, largement répandu, selon lequel les professeurs
androïdes battaient leurs élèves, et elles ressuscitaient ce mythe de temps à
autre pour le cas où il resterait encore quelqu'un pour en douter.
Le drame,
c'était que la plupart des gens avaient été téléduqués et par conséquent ne
savaient pas la vérité. Danby était une exception. Il était né dans une petite
ville dont la situation montagneuse rendait impossible la réception de la
télévision et, avant que sa famille émigrât dans la capitale, il était allé à
la vraie école. Il savait donc de bonne source que les instituteurs ne
battaient pas leurs élèves.
A moins que
la Société des Androïdes n'eût mis en circulation par erreur un ou deux modèles
défectueux. Mais une telle hypothèse était peu vraisemblable. C'était une
société très sérieuse. Il n'y avait qu'à voir les excellents pompistes qu'ils
fabriquaient, ou les parfaites sténographes, serveuses et servantes qu'ils
lançaient sur le marché.
Bien sûr, ni le citoyen moyen débutant dans le monde des affaires ni le chef de famille moyen n'étaient assez riches pour s'en procurer. Mais - les pensées de Danby exécutèrent un raccourci complexe - n'était-ce pas une raison de plus pour que Laura fût satisfaite d'avoir une servante, même de fortune ?
Mais elle
n'était pas satisfaite. Il lui suffit d'un seul coup d'oeil vers elle quand il
rentra chez lui, ce soir-là, pour se rendre compte sans l'ombre d'un doute
qu'elle n'était pas contente.
Jamais il
n'avait vu ses traits si pincés, ses lèvres si minces.
« Où est
Miss Jones ? demanda-t-il.
- Elle est
dans sa caisse, dit Laura. Et demain matin, tu iras la reporter à celui qui te
l'a vendue et tu te feras rembourser nos quarante-neuf dollars
quatre-vingt-quinze !
- Elle ne me
battra plus, moi ! » dit Billy qui était assis en tailleur devant l'écran
de télévision.
Danby pâlit.
« Elle
l'a battu ?
- Eh bien,
pas exactement, dit Laura.
- Est-ce
qu'elle l'a battu, oui ou non ? Il n'y a pas de milieu, répliqua Danby.
- Raconte-lui
ce qu'elle a dit de mon télémaître, cria Billy.
- Elle a dit
que le professeur de Billy n'était même pas bon à dresser des chevaux.
- Et puis ce
qu'elle a dit d'Hector et d'Achille ! »
Laura eut un
reniflement méprisant.
« Elle a
déclaré que c'était une honte de transformer en mélo de cow-boys et d'indiens
un classique comme L'Iliade et d'appeler cela de la culture. »
L'affaire se
dessina peu à peu. Miss Jones s'était lancée dans une diatribe intellectuelle
depuis la minute où Laura l'avait mise en marche jusqu'au moment où elle
l'avait déconnectée. Selon Miss Jones tout était mauvais chez les Danby, depuis
les programmes téléducatifs que Billy suivait sur le petit récepteur de sa
chambre et les programmes du matin et de l'après-midi que Laura regardait sur le
grand poste du living-room, jusqu'au dessin du papier de tenture du couloir
(des petites Cadillettes rouges se poursuivant sur des entrelacs de routes), en
passant par la fenêtre pare-brise de la cuisine et la pénurie de livres.
« Tu te
rends compte ? dit Laura. Elle s'imagine qu'on publie encore des
livres !
- Je ne veux
savoir qu'une chose, répliqua Danby. Est-ce qu'elle l'a frappé ?
- J'y
viens. »
Vers trois
heures, Miss Jones faisait le ménage dans la chambre de Billy. Billy assistait
sagement à son cours, assis à son petit pupitre, tranquille comme Baptiste,
absorbé par les efforts des cow-boys pour s'emparer du village indien de Troie
quand soudain, Miss Jones avait traversé la pièce comme une furie, émis ses
remarques sacrilèges sur l'altération de L'Iliade et tourné le bouton au
beau milieu de la leçon. C'est alors que Billy s'était mis à hurler. Laura
s'était précipitée dans la chambre pour trouver Miss Jones lui agrippant le
bras d'une main et levant l'autre pour frapper.
« Je
suis arrivée juste à temps, dit Laura. Qui sait ce qu'elle aurait fait ? Elle
aurait pu le tuer !
- J'en doute,
répliqua Danby. Qu'est-ce qui s'est passé après ?
- Je lui ai
retiré Billy des mains et lui ai ordonné de retourner dans sa caisse. Puis je
l'ai débranchée et j'ai remis le couvercle. Et crois-moi, George Danby, cette
caisse restera fermée ! Et comme je l'ai dit, demain matin, tu, iras la
reporter... si tu tiens à ce que Billy et moi nous restions dans cette
maison ! »
¯¯¯
Danby ne se
sentit pas bien de la soirée. Il mangea du bout des dents, se morfondit pendant
l'heure du western, regardant de temps à autre, quand il était sûr que Laura ne
le voyait pas, la caisse muette dressée près de là porte. L'héroïne de l'heure
du western était une danseuse professionnelle - une blonde nommée Antigone
ayant respectivement pour tour de poitrine, de taille et de hanches les
97-60-95 centimètres de rigueur. Il semblait que ses deux frères s'étaient
entretués au revolver et le shérif du coin - un type nommé Créon - n'avait permis
l'ensevelissement que de l'un d'eux sur Boot Hill, exigeant illogiquement que
l'autre restât la proie des busards dans le désert. Antigone n'était pas du
tout d'accord et elle déclarait à sa soeur Ismène que si l'un des frères avait
droit à une tombe décente, l'autre y avait droit aussi, et qu'elle, Antigone,
allait s'arranger pour y remédier. Elle demandait à Ismène si elle voulait bien
l'aider, mais Ismène avait la frousse, alors Antigone disait qu'elle s'en
occuperait elle-même, mais un vieux prospecteur nommé Tirésias survenait à
cheval en ville et...
Danby se leva
sans bruit, se glissa dans la cuisine et sortit par la porte de derrière. Il
s'installa au volant et gagna le boulevard qu'il remonta, toutes vitres
ouvertes, tandis que la brise tiède l'enveloppait de toutes parts.
Le comptoir
de saucisses chaudes était presque terminé. Il lui jeta un coup d'oeil machinal
en tournant dans la rue transversale. Il y avait pas mal de stalles vides chez
l'Ami Fred et il en choisit une au hasard. Il but bon nombre de verres de
bière, dans le petit bar solitaire, plongé dans ses réflexions. Quand il fut
certain que sa femme et son fils étaient couchés, il rentra chez lui, ouvrit la
caisse de Miss Jones et la mit en marche.
« Alliez-vous
frapper Billy, cet après-midi » demanda-t-il.
Les yeux
bleus le regardèrent sans ciller, les paupières battant à intervalles
réguliers, les pupilles s'ajustant à la lumière de la lampe du living-room que
Laura avait laissée allumée. Puis :
« Je
suis incapable de frapper un humain, monsieur. Je crois que la clause est
inscrite dans ma garantie.
- Votre
garantie est périmée depuis un certain temps, malheureusement, Miss
Jones », dit Danby. Sa voix était épaisse et les mots se collaient
constamment les uns aux autres. « Cela n'a d'ailleurs pas d'importance.
Mais vous l'aviez saisi par le bras, pourtant, n'est-ce pas ?
- J'y ai été
obligée, monsieur. »
Danby fronça
les sourcils. Il oscilla un peu, entra dans le living-room sur des jambes en
coton.
« Venez
vous asseoir ici et racontez-moi ça, Miss Jones », dit-il.
Il la regarda
sortir de sa caisse et traverser la pièce. Il y avait quelque chose de bizarre
dans sa façon de marcher. Son pas n’était plus aérien, il était lourd ; son
corps, au lieu de donner une merveilleuse impression d'équilibre, avançait de
guingois. Il eut un choc en se rendant compte qu'elle boitait.
Elle s'assit
sur le divan et il s'installa près d'elle.
« Il vous a donné un coup de pied, n'est-ce pas ? dit-il.
- Oui,
monsieur. J'ai dû le tenir à distance, sinon il aurait recommencé.
- Je suis
profondément navré, Miss Jones. Billy est trop agressif, je le crains.
- Il pourrait
difficilement être autrement, monsieur. J'ai été stupéfaite aujourd'hui quand
j'ai appris que ces abominables émissions qu'il regarde constituent la totalité
de l'enseignement qu'il reçoit. Son télémaître n'est guère plus qu'un meneur de
jeu semi-civilisé, dont la préoccupation principale est de vendre la marque de
corn-flakes fabriquée par sa compagnie. Je comprends maintenant pourquoi vos
auteurs sont obligés de chercher leurs idées dans les classiques. Leur
imagination créatrice est étouffée par des clichés alors qu'elle est encore au
stade embryonnaire. »
Danby était
enchanté. Il n'avait encore jamais entendu quelqu'un parler de cette façon. Ce
n'était pas tant ses paroles. C'était la manière dont elle les disait, la
conviction que dénotait sa voix, en dépit du fait que cette « voix »
ne venait que d'un haut-parleur astucieusement construit, relié à des bandes
enregistrées, elles-mêmes en connexion avec des centres mémoriels au mécanisme
incroyablement complexe.
Mais être
assis là près d'elle, à regarder ses lèvres remuer, à voir ses cils s'abaisser
avec régularité sur ses yeux bleus, c'était comme si septembre était venu
s'installer dans la pièce. Soudain un sentiment de paix infinie l'envahit. Les
jours chaleureux et doux de septembre défilèrent un par un devant ses yeux et
il vit pourquoi ils étaient différents des autres jours. Ils étaient différents
parce qu'ils possédaient profondeur, beauté et tranquillité ; parce que
leurs ciels bleus étaient prometteurs d'autres jours à venir, plus riches, plus
tendres...
Ils étaient
différents parce qu'ils avaient une signification.
Cet instant était
d'une douceur si poignante que Danby aurait voulu ne jamais le voir finir.
L'idée même qu'il s'écoulait le transperçait d'une douleur insupportable et
instinctivement il fit le seul geste qui pouvait le soulager. Il passa son bras
autour des épaules de Miss Jones. Elle ne bougea pas. Elle était assise là, sa
poitrine se soulevant et s'abaissant à intervalles réguliers, ses longs cils
virevoltant de temps à autre comme de doux oiseaux noirs effleurant des eaux
d'un bleu limpide …
« La
pièce que nous regardions hier soir, reprit Danby. Roméo et Juliette...
Pourquoi ne l'aimiez-vous pas ?
- Elle était
plutôt horrible, monsieur. C'était une parodie, en fait... d'un affreux mauvais
goût, minable, avec la beauté du texte déformée et détruite.
- Vous
connaissez le texte ?
- Une partie.
- Dites-la.
S'il vous plaît.
- Oui,
monsieur. A la fin de la scène du balcon, quand les amants se séparent,
Juliette dit : Bonsoir, bonsoir ! Nous séparer m'est si douce
peine que je dirais bonsoir jusqu'à demain. Et Roméo répond : Que le
sommeil se pose sur tes yeux, la paix dans ton cœur ! Que ne suis-je paix
ou sommeil pour avoir si délicieux asile ! Pourquoi ont-ils fait
sauter ce passage, monsieur ? Pourquoi ?
- Parce que
nous vivons dans un monde médiocre, répliqua Danby, surpris de sa soudaine
clairvoyance, et dans un monde médiocre, les choses précieuses n'ont pas de
valeur. Redites-moi encore ce texte, s'il vous plaît, Miss Jones.
- Bonsoir,
bonsoir ! Nous séparer m'est si douce peine que je dirais bonsoir jusqu'à
demain...
- Laissez-moi finir. » Danby se concentra. « Que le sommeil se pose sur tes yeux, la paix...
- … dans ton
coeur...
- Que ne
suis-je paix ou sommeil pour avoir si...
- … délicieux..
- … si
délicieux asile ! »
Brusquement Miss
Jones se leva.
« Bonsoir,
madame », dit-elle.
Danby ne se
donna pas la peine de se lever. Cela ne lui aurait servi à rien. D'ailleurs il
voyait très bien Laura d'où il était. Laura debout sur le seuil du living-room
dans son nouveau pyjama Cadillette, avec ses pieds nus qui n’avaient fait aucun
bruit dans leur descente furtive de l'escalier. Les voitures qui composaient le
motif d'ornement du pyjama se détachaient agressivement de tout leur éclat
vermillon et c'était comme si elle les laissait courir à volonté sur son corps,
les laissait souiller ses seins et son ventre et ses jambes …
Il vit son
visage, étroit, ses yeux glacés et sans pitié, et il comprit qu'il était
inutile de tenter une explication, qu'elle ne voudrait, qu'elle ne pourrait pas
comprendre. Et il se rendit compte avec une brusque clarté stupéfiante que,
dans le monde où il vivait, septembre était mort depuis des dizaines d'années.
Il se vit au matin suivant, chargeant la caisse dans la Baby B. et roulant dans
les rues scintillantes jusqu'au petit magasin d'occasions, demandant au
propriétaire de lui rendre son argent et il se vit ensuite... mais il dut
interrompre ses pensées et quand il regarda de nouveau autour de lui, il
aperçut Miss Jones plantée bizarrement au milieu du living-room criard et il
l'entendit répéter, sans arrêt, comme un disque abîmé au ton surpris :
« Y a-t-il quelque chose qui ne vous convient pas, madame ? Y a-t-il
quelque chose qui ne vous convient pas... ?
¯¯¯
Il se passa plusieurs semaines avant que Danby se sente suffisamment d'aplomb pour aller prendre une bière chez l'Ami Fred. Laura avait recommencé à lui adresser la parole et le monde, s'il n'était pas tout à fait le même qu'auparavant, avait du moins repris quelques-uns de ses aspects d'autrefois. Danby sortit la Baby B. en marche arrière de l’allée miniature, puis au bout de la rue plongea dans le trafic multicolore du boulevard. C'était une claire nuit de juin et les étoiles scintillaient, comme des points de cristal, en dominant l'embrasement fluorescent de la cité. La boutique de dégustation de hot-dogs au coin de la rue était finie maintenant, et elle était ouverte. Plusieurs clients étaient assis devant le comptoir aux chromes étincelants, et une serveuse retournait des saucisses viennoises qui brasillaient au-dessus d'un brasero chromé. Il y avait quelque chose de familier dans le joyeux arc-en-ciel de sa robe, dans sa façon de se mouvoir; dans la manière dont ses cheveux couleur de soleil levant encadraient son aimable visage... C'était bien elle. Son nouveau propriétaire, accoudé à quelque distance, bavardait avec un client.
Il y avait un
noeud dans la poitrine de Danby quand il gara la Baby B., en sortit et franchit
l'aire bétonnée en direction du comptoir - un noeud dans sa poitrine et un
martèlement continu à ses tempes. Il y a certaines choses que l'on ne peut pas
laisser se produire sans tenter au moins de les arrêter, quelle que soit la
rançon de cette tentative.
Il avait
atteint l'endroit du comptoir où se tenait le patron et il s'apprêtait à se pencher
par-dessus le chrome luisant, pour gifler son visage gras et satisfait, quand
il vit l'affichette de carton appuyée au pot à moutarde chromé. L'affichette
disait « On demande un serveur... »
Un stand de
saucisses chaudes n'a pas grand rapport avec une salle de classe en septembre,
et une institutrice qui distribue des saucisses ne pourrait jamais soutenir la
comparaison avec une institutrice dispensatrice de rêve ; mais quand l'on
a réellement envie de quelque chose, on prend ce qui vous en est donné et, si
peu que ce soit, on en est reconnaissant...
« Je ne
peux travailler que le soir, déclara Danby au patron. Par exemple, de six
heures à minuit...
- Mais ça
serait parfait, répliqua le patron. Seulement je ne vous donnerai pas un gros
salaire au début. Vous comprenez, je viens de m'installer ici et...
- Aucune
importance, dit Danby. Quand est-ce que je commence ?
- Eh bien, le
plus tôt possible. »
Danby alla jusqu'à l'endroit où une portion du comptoir se soulevait sur des charnières invisibles, passa derrière le comptoir et enleva sa veste. Si cela ne plaisait pas à Laura, tant pis pour elle, mais il savait qu'elle serait d'accord, parce que l'argent qu'il gagnerait en surplus permettrait de réaliser son rêve à elle - la Cadillette.
Il ajusta le
tablier que lui avait tendu le patron et rejoignit Miss Jones devant le
brasero. « Bonsoir, Miss Jones », dit-il. Elle tourna la tête, ses
yeux bleus parurent s'illuminer et ses cheveux ressemblaient au soleil levant
par une brumeuse matinée de septembre. « Bonsoir, monsieur »,
dit-elle. Une brise de septembre se leva dans la nuit de juin et souffla à
travers le stand. Et ce fut comme de retourner de nouveau en classe après un
interminable et futile été.
Traduit par ARLETTE
ROSENBLUM.
September
had thirty days.
Tous droits réservés.
Editions Opta, 1972, pour la traduction.
[1] De bonnes réponses aux examens donnent droit à un prix. Pour participer à l'examen, il faut avoir un certain nombre de vignettes découpées sur des boîtes de produits X, Y ou Z.