Le GRIP n’est pas une organisation politique, même si certains ont parfois osé le taxer de « groupuscule réactionnaire ». Notre unique but est la défense de l’instruction publique. Mais nous ne pouvons envisager une restauration du système éducatif sans comprendre les éléments qui ont provoqué l’actuel effondrement. À cet égard, il nous semble pertinent de partager certaines analyses apportées par Jean-Claude Michéa. Ci-dessous, un extrait de son essai : « Le complexe d’Orphée » qui établit un lien entre la standardisation du travail et l’essor du « pédagogisme ».
Dans la mesure où la maîtrise d’un métier suppose, par définition, un apprentissage très long et l’acquisition d’une expérience spécifique (que ce soit celle de l’imprimeur, du menuisier, du médecin ou du professeur de mathématiques), elle confère toujours à ceux qui le pratiquent la possibilité d’exercer un véritable contrôle sur tout le cycle de leur activité et de disposer ainsi d’une large autonomie. C’est précisément cette autonomie – et le savoir-faire sur lequel elle repose – que le Capital a perçue, dès l’origine, comme un obstacle majeur à son emprise totale sur les travailleurs qu’il employait à son service. Depuis Frederick Taylor (à la fin du XIXe siècle) l’objectif de l’entreprise capitaliste a donc toujours été de la réduire au maximum, d’abord en séparant, pour chaque activité professionnelle, les tâches de conception et d’ exécution (l’ancien ouvrier de métier devenait dès lors dépendant du bureau d’ études et du bureau des méthodes) ; ensuite en s’efforçant de décomposer ces tâches d’ exécution en autant de gestes simples et chronométrés dont l’accomplissement pouvait se prêter à un contrôle précis par l’encadrement et les contremaîtres, et qui n’exigeait plus que des compétences générales (ou qui, du moins, pouvaient être acquises en un temps limité).
Cette nouvelle forme d’organisation du travail (la chaîne de montage en est le symbole historique mais l’informatisation des tâches produit aujourd’hui des effets comparables) ne permettait cependant pas de régler tous les problèmes rencontrés par Taylor. Elle laissait, en effet, aux travailleurs – même dépossédés de leur ancienne culture de métier – la possibilité d’agir encore de façon solidaire et de faire politiquement front lorsque leur dignité collective était en jeu. C’est pourquoi l’étape suivante du processus de standardisation du travail – franchie au cours des années 70 (avec la CFDT dans le rôle de l’idiot utile) – consistera à déléguer aux travailleurs eux-mêmes (travailleurs dont l’autonomie avait déjà été considérablement réduite, même si, paradoxalement, ils étaient souvent plus diplômés que leurs prédécesseurs) le soin d’« autogérer» leur propre exploitation et de devenir, en quelque sorte, leurs propres contremaîtres. À cette fin, chaque collectif de travail (l’ensemble étant désormais organisé en réseau) était invité à définir lui-même son « projet » et ses « objectifs » et à entrer ainsi, pour les réaliser, en compétition avec tous les autres. Avec nouvelle manière de diriger l’entreprise – fondée sur la mise en concurrence systématique de tous les travailleurs – la classe dominante espérait substituer définitivement l’« esprit d’équipe» (dont la célébration est désormais au cœur de toutes ses propagandes) à l’ancienne conscience de classe.
On n’aura aucune peine à retrouver, dans cette nouvelle organisation capitaliste du travail, l’origine véritable de toutes les idées d’un Philippe Meirieu et du Sgen-CFDT sur la réforme de l’ école: terminologie empruntée au « nouveau management» de l’entreprise libérale (« projet», «objectifs», «savoir-être etc. ») : invitation à substituer à l’enseignement des disciplines et des métiers une bouillie « pédagogique» fondée les notions de «compétences transversales», d’« interdisciplinarité» et de « polyvalence» des enseignants ; enfin, et surtout, l’idée que la fonction première de l’école ne doit plus être de développer la culture et l’intelligence critique des élèves à travers la maîtrise de connaissances précises et organisée (et, en premier lieu, de la langue française) mais d’« apprendre à apprendre », c’est-à-dire de préparer les élèves à la nouvelle flexibilité du marché capitaliste et au fait qu’ils ne connaîtront plus, pour la grande majorité d’ entre eux, que de petits boulots intermittents qui ne solliciteront effectivement qu’un nombre réduit de «compétences transversales». C’est, d’ailleurs, à partir de la réforme de l’enseignement agricole mise en œuvre par Michel Rocard en 1984 – réforme qui symbolisait de manière exemplaire le tournant libéral de la gauche et dont l’objectif premier était d’ adapter cet enseignement aux exigences politiques du lobby agro-industriel – que Philippe Meirieu et son armée de disciples aux dents longues (à l’image de l’incroyable inspecteur Frackowiak) ont commencé à investir l’enseignement des « sciences» de l’éducation et à contrôler progressivement tous les postes de commande effectifs de l’Éducation nationale (de même que toutes les rubriques correspondantes des médias officiels). Tout en continuant à se présenter, dans la meilleure tradition des idéologues de gauche, comme de courageux militants « désobéissants », « minoritaires » et « persécutés ».