Un fait divers, survenu en décembre 2019, n’aurait pas attiré l’attention parmi les mille récits de violences scolaires qui finissent par devenir banales, si le motif invoqué par le procureur de la République n’avait pas été jusqu’alors inédit, puisqu’il s’agit de « la haine des mathématiques ».
Voyons comment La Nouvelle République présente la chose :
Agression à Richelieu : la collégienne mise en détention évoque « une haine des maths »
La collégienne de 13 ans qui a poignardé un professeur, vendredi, à Richelieu, a été mise en examen et placée en détention provisoire.
La collégienne a reconnu les faits, sans vraiment les expliquer. « La poursuite des investigations a été confiée à un magistrat instructeur », a déclaré à la NR le procureur qui a confirmé la mise en examen de la jeune fille, pour « tentative d’assassinat sur la personne d’un enseignant », et son placement en détention provisoire. … Les investigations vont se poursuivre et des expertises psychiatriques et psychologiques vont être diligentées rapidement pour expliquer le passage à l’acte de cette jeune fille. Laquelle aurait pu préméditer son geste puisqu’elle aurait confié à des camarades son intention de s’en prendre à cet enseignant.
Mais le procureur de la République a indiqué que la collégienne avait déclaré « avoir une haine des mathématiques » mais qu’elle n’en voulait pas personnellement à son prof de maths …
Les faits s’étaient produits huit jours après que le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a visité l’établissement.
Michel Delord, avec qui nous avons échangé sur cette information, nous fait remarquer que, dans l’expression de l’argot des banlieues, avoir la haine n’a pas de rapport avec le sentiment de haine à proprement parler. Avoir la haine d’une idée signifie simplement Être très en colère contre cette idée. En ce sens, « avoir une haine des maths » signifie fondamentalement un mix entre « être en colère contre les maths » et « détester très fortement les mathématiques ». En nous limitant à un exemple, nous passerons également sur le fait que l’on peut comprendre que certains aient, à juste titre, une véritable haine contre les mathématiques. Un exemple : on peut comprendre que les habitants d’Hiroshima et Nagasaki aient une certaine détestation contre les mathématiques, de niveau cependant très élevé, qui ont servi aux différents calculs qui ont permis d’atomiser leurs villes, et eux-mêmes.
On avait jusque-là beaucoup glosé sur l’anxiété générée par cette discipline. Le rapport Torossian Villani, remis en 2018, préconisait d’ailleurs d’y remédier : « Pour éviter qu’un stress excessif s’installe chez l’élève, les professeurs doivent davantage tenir compte du rôle de l’affectivité dans les apprentissages. »
Le professeur n’aurait-il pas assez tenu compte de l’affectivité de son élève ? Comment celle-ci a-t-elle pu passer du stress à la « haine », sans pour autant avoir la moindre animosité envers son professeur ?
Les pistes proposées par ce rapport sont-elles d’ailleurs les bonnes ?
On y lit, par exemple :
Le plaisir par le jeu
Afin de ne pas laisser s’installer l’anxiété face à la tâche scolaire en mathématiques, inspirons-nous du Canada, de Singapour, des États-Unis ou encore du Nord de l’Europe, où les activités scolaires en mathématiques sont la plupart du temps associées à la notion de plaisir. Jeux, énigmes, concours, défis et histoires sont au rendez-vous ! Les dispositifs comme les concours, les rallyes, les ateliers type MATh.en.JEANS vont dans ce sens. En France, l’initiative de plus grande ampleur à ce sujet est le concours Kangourou, qui s’inscrit dans un mouvement international. On ne peut que souhaiter que ce type d’initiatives se multiplie.
Le jeu est souvent évoqué comme remède quand il s’agit de renforcer le plaisir de l’enfant en situation d’apprentissage mais,si l’on veut être sérieux, il importe d’abord d’en définir les caractéristiques. Le jeu demande un engagement libre et total dans une activité. Alors que l’enfant voit d’abord l’engagement («C’est pas du jeu !» s’écrira-t-il face à une situation injuste), l’adulte s’attachera, lui, à la liberté (« Ce n’est qu’un jeu ! » n’est pas une expression enfantine). Aussi l’enfant peut-il entrer dans une activité de recherche ou d’exercice comme s’il participait à un jeu, sans que le recours à une forme « ludique » soit nécessaire. En revanche, l’obligation de « jouer le jeu » peut s’avérer totalement contre-productive : il est illusoire de concevoir le jeu comme « gagnant-gagnant » à chaque coup et de le réduire au seul plaisir, sans entrevoir le vécu douloureux du perdant ou du « hors-jeu ».
L’argument est certes un peu court pour expliquer le geste d’une adolescente fragile, mais à insister sur le fait qu’il est nécessaire de « Prendre en compte la dimension affective de la relation pédagogique. » et de « Ne pas oublier que l’apprentissage n’est pas une opération exclusivement intellectuelle. »ne risque-t-on pas d’oublier que l’apprentissage est aussi et d’abord une opération intellectuelle ? Et qu’il s’agit d’une opération intellectuelle au cours de laquelle la raison ne doit pas céder le pas à l’émotion ? Le savant pourra toujours déclarer sa flamme « J’aime les maths ! », l’ado blasé risquera, lui, de répondre « L’amour est mort, vive la haine ! »
La question reste donc ouverte : le recours au ludique est-il un remède à la toute nouvelle haine des maths ? En est-il seulement un placebo ? Avant de proposer la mise sur le marché de cette marchandise a-t-on fait des études statistiques préliminaires concluant à la mon-nocivité du remède ? Enfin, est-on sûr qu’il ne risque pas d’en être un facteur aggravant ?
Pour notre part, nous adhérons totalement à l’analyse de Ron Aharoni, mathématicien israélien qui a enseigné en primaire et qui avait signé et même présigné la pétition contre les programmes de 2002 ; il insiste avec juste raison sur l’importance particulière, dans le domaine mathématique, d’établir un programme d’enseignement rigoureux, ne ratant aucune étape, ce qui est d’ailleurs la position que défend depuis les années 2000 le TIMSS qui affirme haut et fort que le facteur déterminant dans la réussite d’un système scolaire est la qualité des programmes, cette qualité étant principalement déterminée par la cohérence des programmes et des progressions . Cf, William Schmidt, Richard Houang, and Leland Cogan, A coherent Curriculum: The Case of Mathematics, American Educator, Summer 2002. Texte cité dans SLECC 2004.https://www.aft.org/sites/default/files/periodicals/curriculum.pdf
Chaque couche [d’un raisonnement] est établie à son tour et sert de base à la suivante, selon le principe «une chose après l’autre». Il y a d’autres domaines [que les mathématiques] dans lesquels la connaissance est construite sur des connaissances antérieures, mais dans aucun autre domaine, les empilements n’atteignent de telles hauteurs, et les couches les plus hautes ne se basent aussi clairement sur les couches les plus basses. … Les chercheurs en éducation utilisent le terme « anxiété mathématique ». Il n’y a pas d’anxiété liée à l’histoire, ni d’anxiété liée à la géographie, mais il y a de l’anxiété en mathématiques. Pourquoi ?
La raison principale réside dans la structure en couches de cette matière : l’anxiété mathématique survient lorsqu’une étape est sautée sans que l’on s’en rende compte. …, de nombreuses couches de connaissances mathématiques sont si élémentaires qu’elles sont souvent faciles à manquer.
On ne peut pas parler d’anxiété mathématique sans mentionner aussi l’envers de la médaille – la joie des mathématiques. De même que l’anxiété n’est associée à aucune autre discipline, le bonheur qui irradie le visage de l’enfant qui comprend un principe mathématique ne se voit dans aucune autre matière. Il y a probablement un lien entre les deux phénomènes. Ron Aharoni (Arithmetic for Parents, World Scientific Publishing Co. Pte., Singapore, 2006, p.18-19)
La question est posée : réduit-on la « haine des maths » en faisant du ludique, ou en ayant des progressions dans lesquelles les élèves ne se sentent jamais perdus ?
La discussion ne fait que commencer…