Simple lubie passagère de quelques intellectuels « bien pensants », ou prémices d’une réforme radicale de la langue française ?
Le fait est que l’écriture dite inclusive gagne du terrain dans le milieu universitaire, tant dans la correspondance électronique que dans des écrits à caractère plus formel : il est important que les femmes ne se sentent pas exclues des discours.
Sachez que si vous dites « Bonjour à tous », les femmes peuvent effectivement croire que vous ne les saluez pas, si vous dites « les étudiants peuvent aller à la cantine le midi », les étudiantes ne sauront pas si elles le peuvent aussi. Pour ma part, quand j’ai appris que tous les enseignants-chercheurs devaient porter le masque dans les locaux de l’université, j’ai bien évidemment pensé que je n’étais pas concernée. Au fond, l’écriture inclusive part du principe que les femmes sont incapables de comprendre qu’on parle aussi d’elles lorsqu’elles ne sont pas explicitement mentionnées. À moins que ce soient les mâles qui aient besoin qu’on leur rappelle qu’il y aussi des jeunes filles qui suivent leurs cours, qu’il y a aussi des femmes parmi leurs collègues ? Bref, les femmes sont stupides ou (non exclusif !) les hommes sont myopes. Heureusement que l’écriture inclusive est là pour aider les unes à comprendre et les autres à voir.
C’est franchement triste de constater avec quelle facilité une idée aussi absurde a pu éclore et pousser dans un milieu qui se prétend intellectuel ou qui en tout cas se veut le garant de la science et la pensée humaine. Bien sûr qu’il existe des stéréotypes de genre qui peuvent induire des biais de comportement chez les uns et les autres. Mais je doute fort que ceux-ci proviennent de ce qu’au pluriel, dans la langue française, le masculin l’emporte sur le féminin : la Francophonie n’a pas le monopole de ces phénomènes sociétaux, on les retrouve dans toute la civilisation occidentale, y compris les pays anglo-saxons, dans lesquels, rappelons-le, le pluriel ainsi que les noms communs et en particuliers les noms de métiers sont neutres.
Mais ce qu’il y a de plus absurde c’est que l’écriture inclusive est totalement imprononçable. Pour cette raison, les linguistes lui prescrivent d’ailleurs une vie courte (on pourra lire à ce sujet l’article de Alain Rey plus bas). Et puis, elle est aussi très laide ! C’est une question de goût me direz-vous. Je gage néanmoins que les plus fervents défenseurs de l’écriture inclusive sont peu sensibles à la littérature francophone. Alors, un feu de paille, ou une réforme profonde ?
Il est aussi une version moins clivante de l’écriture inclusive : l’utilisation des « tournures inclusives ». Plutôt que d’écrire les affreux et indicibles « tou.te.s, les étudiant.e.s, les mathématicien.ne.s », il suffit d’écrire « toutes et tous, les étudiantes et les étudiants, les mathématiciens et les mathématiciennes ». Voilà qui semble satisfaire tout le monde et en particulier les amoureux de la langue française : on respecte les règles actuelles de la grammaire et de l’orthographe, et on écrit quelque-chose de parfaitement prononçable.
Mais n’est-on pas en train de dénaturer la langue en forçant l’utilisation de telles tournures ? J’ai bien écrit « en forçant », car dans le milieu universitaire, une certaine pression se fait. En tant que femme, je suis pour le moment à l’abri : personne ne m’accuse de m’exclure de mon propre discours si je dis « tous les enseignants ». Mais plusieurs de mes collègues et amis masculins m’ont confié avoir commencé à s’exprimer de la sorte, simplement pour ne pas être mal vus. D’autres m’ont dit se sentir mal à l’aise, ou culpabiliser quand ils ne le faisaient pas. Entendons-nous bien : mes collègues culpabilisent d’écrire ou dire simplement « Bonjour à tous ». Ne trouvez-vous pas que tout ceci prend une dimension orwellienne ?
Cette forme de « bien-pensance » imposée me fait peur. Est-ce donc cela qu’est en train de devenir le milieu académique ? Un monde aseptisé où l’on doit faire attention à la manière dont on dit bonjour ? Une pensée libre, curieuse, créatrice pourra-t-elle encore se développer si le langage est contraint par le politiquement correct ?
Et enfin qu’adviendra-t-il de notre culture ? Si ces tournures s’imposent, que comprendra encore un jeune, dans quelques décennies, d’un texte de Victor Hugo ou Alexandre Dumas ? Saura-t-il que « ils » ne désigne pas exclusivement des hommes ? Souhaite-t-on que dans quelques dizaines d’années tout ce qui a été écrit en Français depuis trois siècles soit devenu incompréhensible pour un enfant ou un adolescent à qui l’on n’aurait pas encore expliqué qu’à une époque pas si lointaine, on disait « ils » pour parler de tous les gens et pas uniquement de la gent masculine ?
S’il est heureusement probable que l’écriture inclusive fera long feu de par son caractère imprononçable, on ne peut pas en dire autant des tournures inclusives. Si, aujourd’hui, elles entrent dans les usages écrits de certains milieux qui se veulent intellectuels, elles n’ont pas encore gagné le langage populaire, ni le langage oral. Dans Fahrenheit 451, les résistants sauvent les livres des flammes et les font circuler sous le manteau. Peut-être qu’ici, c’est la parole orale qui protègera notre culture, notre histoire et notre liberté d’expression. À l’heure où le virtuel envahit notre société, c’est une gageure.
Clémence Labrousse
Maître de conférence en Mathématiques à l’Université de Picardie Jules Verne
Pour approfondir la question :
À propos de stéréotypes de gentes, on pourra regarder cette vidéo très bien documentée.