École Française de Mathématique

image de fond

À l’heure où il est question d’introduire la méthode « Singapour » en France, il serait sans doute utile de relire le diagnostic de deux grands mathématiciens français, qui se sont penchés au chevet de cette école française dont ils étaient issus. Voici un extrait des préconisations de Laurent Lafforgue et Jean-Pierre Demailly, rédigées en 2007 ; elles n’ont rien perdu de leur actualité. Si elles ne sont pas prises en compte, ce n’est pas une méthode venue d’ailleurs qui permettra à l’école française de sortir de l’ornière.

Vous trouverez l’intégralité de ces textes sur notre site :

Texte de Jean-Pierre Demailly

Texte de Laurent Lafforgue

L’intimité avec les nombres

Laurent Lafforgue :

À l’issue du cursus primaire, les élèves doivent posséder une maîtrise aisée, exacte et sûre des opérations élémentaires sur les nombres et les grandeurs et de la manipulation des unités ; ils doivent aussi savoir rédiger de façon concise et rigoureuse la solution de problèmes de calcul formulés dans la langue courante, tirés de la vie pratique, des sciences de la nature ou de la mécanique, et nécessitant un raisonnement de nature discursive.

Ces connaissances – dont la plupart sont très utiles – ont une grande valeur mathématique ainsi qu’une puissance formatrice considérable. Elles permettent de construire une relation d’intimité avec les nombres, selon l’expression de René Thom, et entraînent à leur usage concret. L’intimité avec les nombres se construit :

– par l’acquisition d’automatismes (au premier rang desquels figure la connaissance parfaite des tables d’addition et de multiplication, ainsi que la pratique des algorithmes de calcul écrit et de calcul mental des quatre opérations),

– par la diversification des situations (en particulier, la manipulation des nombres et les opérations sur eux, à la fois dans différents contextes concrets où interviennent des grandeurs physiques, et abstraitement),

– par la multiplicité des exemples d’application (comme la connaissance d’un bon nombre de formules de surfaces et de volumes), dont on montre à la fois ce qu’ils ont en commun et ce par quoi ils diffèrent,

– par la diversification des approches (par exemple, le calcul mental et le calcul posé comme deux modes du calcul),

– et par la constitution d’un réseau de liens (par exemple, la correspondance entre l’écriture décimale et les systèmes de multiples et de sous-multiples des unités de mesures usuelles, ou bien l’équivalence entre les deux écritures d’un nombre décimal,celle avec virgule et celle comme fraction avec une puissance de 10 pour dénominateur).

 

La progressivité

Laurent Lafforgue :

Le maître mot de l’apprentissage du calcul – comme de tout apprentissage – est la progressivité : on chemine du plus simple vers le plus élaboré, en particulier des petits nombres vers des plus grands, et des figures géométriques les plus élémentaires vers d’autres plus complexes, sans brûler aucune étape. Les notions nouvelles doivent être introduites l’une après l’autre, en s’appuyant sur les connaissances déjà acquises ainsi que sur l’intuition. De même, les liens nouveaux entre des notions déjà connues doivent être mis en évidence un par un. Autrement dit, les élèves doivent toujours savoir exactement de quoi l’instituteur est en train de parler.

La simultanéité de l’apprentissage de la numération et celui des quatre opérations, ils commencent dès la fin de l’école maternelle ou le début du CP, en se limitant d’abord aux nombres très petits.

 

Jean-Pierre Demailly

L’enseignement simultané du comptage et du calcul

plus précisément l’enseignement simultané des quatre opérations arithmétiques avec la numération. Après tout, 34 signifie 3 fois 10 plus 4, donc la multiplication et l’addition sont certainement déjà impliquées lors de la numération. Pour des raisons similaires, la soustraction et la division ne devraient pas être enseignées séparément l’une de l’autre non plus.

 

Laurent Lafforgue :

Calcul mental et calcul posé

Le calcul mental et le calcul posé doivent être introduits et pratiqués très tôt, en commençant sur des petits nombres. Dans la mesure où cela ne nuit pas à la bonne habitude de préférer le calcul mental au calcul écrit chaque fois que cela est possible, il paraît bon d’accoutumer les élèves à poser les quatre opérations même lorsqu’ils ne connaissent encore que des nombres à un seul chiffre.

Dès le cours élémentaire, le développement du calcul mental et du calcul posé exige de connaître par cœur les tables d’addition et de multiplication complètes, jusqu’au point où elles fonctionnent aussi bien comme des tables de soustraction et de division, y compris quand la division ne tombe pas juste. Il exige aussi des exercices nombreux et réguliers qui consolident et entretiennent les automatismes.

 

Automatismes

Jean-Pierre Demailly :

Pas de fausse opposition entre mémorisation et compréhension, qui sont nécessaires l’une à l’autre. Les tables de multiplication doivent être très bien connues.

 

Laurent Lafforgue :

La maîtrise des algorithmes des quatre opérations posées est un objectif essentiel. Le plus riche est celui de la division. (Lequel ? demandera-t-on, car il y en a plusieurs. Il est raisonnable de conserver celui qui a été enseigné si longtemps et si utilement dans les écoles primaires.) Le mettre en œuvre avec succès suppose la connaissance parfaite des tables et la maîtrise des autres opérations, du calcul mental et d’une forme de calcul approché (pour deviner chaque nouveau chiffre du quotient).

 

Usage de l’outil numérique et manipulation

Jean-Pierre Demailly :

Forte insistance sur crayon et papier, sur les quatre opérations arithmétiques, y compris les nombres décimaux. En fait, c’est une très bonne préparation à l’algèbre dans les classes supérieures, puisque les algorithmes des opérations arithmétiques sont similaires dans une large mesure aux algorithmes de multiplication ou de division de polynômes. Les calculatrices sont déconseillées à l’école primaire, du moins tant que les élèves n’ont pas acquis une compétence routinière dans le maniement des opérations arithmétiques sur papier.

 

Laurent Lafforgue :

C’est pourquoi ni l’ordinateur – dont les écoliers ne peuvent à leur âge apprendre la programmation –, ni les autres écrans n’ont leur place à l’école primaire. Les calculatrices sont à exclure comme instruments d’apprentissage du calcul. Au contraire, on doit saisir toutes les occasions pour que les enfants manipulent des objets concrets et familiers en liaison étroite avec l’apprentissage des nombres et de leurs opérations. Il est impératif que l’apprentissage des mesures, de leurs propriétés et de leurs relations mutuelles s’accompagne toujours de nombreuses manipulations concrètes sur des objets.

 

Jean-Pierre Demailly :

La manipulation concrète en géométrie :

papier, ciseaux, règle, compas, angles… Même la vérification de la formule de la surface du cercle (c’est-à-dire déduire que la surface est égale à πR² à partir du périmètre 2πR) peut être faite dès la classe de CM1 en coupant un cercle de papier en 16 secteurs et en les réassemblant dans un parallélogramme approximatif. Cela suppose bien sûr que la notion d’aire ait déjà été enseignée de façon systématique, des rectangles aux parallélogrammes et ensuite des parallélogrammes aux triangles. Le cas des rectangles eux-mêmes commence à un stade antérieur en comptant les carrés au cas où les arêtes sont des nombres entiers, puis en s’étendant au cas général des nombres décimaux par des changements d’unités de longueur et de surface. On enseigne et on vérifie concrètement avec les élèves que les longueurs et les masses s’additionnent. On insiste sur le fait que, en revanche, on ne peut pas additionner des grandeurs de natures différentes et que l’on ne peut effectuer l’opération numérique que si ces grandeurs sont exprimées dans la même unité.

 

Laurent Lafforgue :

On insiste sur la règle générale qu’une formule de calcul d’une surface fait toujours intervenir le produit de deux longueurs. On explique que multiplier toutes les longueurs par un même nombre a pour effet de multiplier les surfaces par le carré de ce nombre. C’est l’occasion d’introduire la notion de carré d’un nombre.

On enseigne les unités de surface déduites des unités de longueur.

On explique que les volumes s’additionnent et on insiste sur la règle générale qu’une formule permettant le calcul d’un volume fait toujours intervenir le produit de trois longueurs ou, ce qui est équivalent, le produit d’une surface et d’une longueur. On explique que multiplier toutes les longueurs par un même nombre a pour effet de multiplier les volumes par le cube de ce nombre. C’est l’occasion d’enseigner les puissances cubiques d’un nombre.

 

Jean-Pierre Demailly :

Comme nous le voyons, les élèves sont en quelque sorte initiés aux preuves mathématiques à un niveau très précoce à l’école Primaire (en une forme adaptée à leur âge – nous n’entendons pas par là une « preuve entièrement  formalisée » !). Cela peut être fait même dans les toutes premières années, par exemple en observant sur la table de multiplication que 6 × 8 = 7 × 7 – 1 (et des cas similaires également), et en le démontrant en déplaçant une rangée dans une colonne dans un arrangement de carrés de bois. Plus tard, au début de l’enseignement secondaire, de telles preuves ou justifications peuvent être données de manière systématique – par exemple pour le théorème de Pythagore qui est la pierre angulaire de la géométrie euclidienne. Nous préconisons certes la (ré)-introduction de la géométrie élémentaire (en dimension 2 et éventuellement aussi en dimension 3) au début de l’enseignement secondaire, à commencer par les cas dits « d’égalité » pour les triangles, pour lesquels une longue tradition en France a démontré sans aucun doute qu’elles constituent une base saine et très accessible pour introduire les preuves et le raisonnement en géométrie (si besoin était de convaincre les mathématiciens, cette approche pourrait même être formalisée en une théorie mathématique rigoureuse et simple selon les standards modernes, utilisant uniquement l’axiome de la distance euclidienne, ainsi que certaines propriétés des nombres réels telles que l’existence de racines carrées…)

 

Nombres purs et nombres concrets

Laurent Lafforgue :

Les opérations sur les nombres purs et les nombres concrets sont enseignées simultanément. Il faut exiger des élèves que, lorsqu’ils parlent de grandeurs physiques, ils n’oublient jamais de préciser les unités de mesure.

 

Jean-Pierre Demailly :

Il s’avère que notre cerveau semble bien mieux gérer les quantités physiques que les nombres abstraits, surtout lorsque la signification intuitive des opérations est en cause. Ceci est bien sûr aussi une excellente préparation à l’introduction de la physique élémentaire et de l’analyse dimensionnelle. Les manuels SLECC* insistent sur l’importance d’écrire des formules telles que 3 m + 4 m = 7 m (très tôt dans le programme de 1ère année, en CP) ou même (plus tard) :

6,2 kg + 250 g = 6 200 g + 250 g = 6 450 g = 6,45 kg.

 Les unités doivent toujours apparaître dans les opérations, chaque fois que cela est approprié !

 

Proportionnalité

Laurent Lafforgue :

La règle de trois doit être sue par cœur. Son application, qui ne se résume pas à un pur automatisme, est un raisonnement déjà complexe qui suppose de comprendre le fonctionnement et la signification de la notion de proportionnalité. Il faut entraîner à l’employer dans des situations concrètes variées.

La notion de divisibilité d’un entier par un autre en découle naturellement, puis celle de « PGCD » qui permet de réduire une fraction à sa forme la plus simple.

On introduit la notion de nombre premier et entraîne les élèves à reconnaître si un petit nombre est premier ou pas.

On enseigne comment multiplier et diviser les fractions, puis comment les additionner et les soustraire, par réduction au même dénominateur. On introduit de cette façon la notion de multiple puis, au nom d’un souci d’économie, celle de « PPCM ».

Dès le début de l’apprentissage du calcul, il faut veiller à obtenir des élèves le plus grand soin dans l’écriture quand ils posent une opération sur le papier.

Le but de l’enseignement du calcul à l’école primaire est d’apprendre à résoudre des petits problèmes simples, tirés de la vie pratique, des sciences de la nature ou de la mécanique, formulés dans la langue courante, ne comportant qu’une seule question et qui utilisent les mesures de grandeurs physiques connues, les conversions de mesures, les changements d’échelle et la proportionnalité. À l’issue du cursus primaire, l’élève doit être devenu capable de trouver par lui-même les étapes du raisonnement nécessaire à la solution d’un tel problème simple et de les exposer.

 

Liens entre les disciplines

Jean-Pierre Demailly :

Il existe une forte interaction entre diverses disciplines, par exemple entre langage et mathématiques. En mathématiques élémentaires, les élèves doivent écrire des énoncés et des conclusions sous forme de phrases complètes (ils ne devraient pas simplement remplir des blancs sur des feuilles préparées par l’enseignant !). Cela les aide à formuler des problèmes et à s’habituer à élaborer correctement des explications. Il y a bien d’autres exemples. Les mathématiques et la géographie ont des intérêts communs : lorsqu’on apprend à exploiter une carte, il est important de comprendre les échelles et leur relation avec les conversions d’unités. Bien sûr, d’autres interconnexions riches sont à considérer entre l’observation en science, les mesures et calculs élémentaires (proportionnalité, etc.), et encore les capacités langagières pour décrire une situation ou un phénomène.

 

Raisonnement en langue écrite :

Laurent Lafforgue :

Une très grande importance doit être accordée à la rédaction des solutions qui permet la maîtrise complète du problème que l’on traite. Ce lien entre le calcul, le raisonnement et la langue écrite est décisif, à la fois dans la perspective d’un apprentissage plus avancé des mathématiques et des sciences de la nature, et pour la formation et la structuration générales de l’esprit.

*Les manuels SLECC, en vente aux éditions du GRIP,  répondent à toutes les recommandations des deux mathématiciens.