Nous avions, au mois de mai, traité de manière un peu légère la proposition de loi 2967.
D’autre collègues ont abordé le sujet d’une manière plus sérieuse dans une tribune parue dans Figaro Vox .
Qu’ils en soient remerciés et, surtout, qu’ils soient entendus au milieu du brouhaha qui entoure cette crise sanitaire :
Nous, professeurs, nous contorsionnons depuis des semaines pour que nos élèves et étudiants gardent le fil de leur travail en cette période si particulière.
Nous voulons partager notre vive inquiétude quant à l’organisation de la rentrée prochaine et plus largement quant à l’avenir de l’enseignement en France.
Des rumeurs, jamais confirmées mais jamais infirmées, nous habituent à l’idée que la rentrée puisse se dérouler en «distanciel» ou en «semi-distanciel»: le ministre de l’Éducation Nationale a plusieurs fois répété que certaines pratiques développées durant ces dernières semaines pourraient perdurer. Plus concrètement, Mme Meunier, députée LR de la Corrèze, a déposé le 19 mai dernier une proposition de loi «visant à instaurer l’enseignement numérique distanciel dans les lycées, collèges et écoles élémentaires» (proposition de loi 2967). Dans cette proposition de loi portant officiellement sur l’enseignement primaire et secondaire, on apprend aussi que le distanciel pourrait être «une solution alternative» au présentiel pour des étudiants qui n’auraient pas les moyens de se loger dans l’une ou l’autre de nos villes universitaires. Ce détour hasardeux par l’enseignement supérieur nous interroge: l’Éducation nationale aurait-elle en tête d’appliquer, à terme, le même traitement aux élèves plus jeunes habitant des régions trop dépeuplées pour qu’école, collège et lycée soient rentables? L’Éducation Nationale utiliserait-elle la crise sanitaire pour accélérer son calendrier?
En aucun cas les conditions d’enseignement subies par les élèves et les professeurs pendant ces trois mois ne sauraient être considérées comme un modèle pérenne. Il faut avoir une bien piètre idée de ce qu’est l’enseignement pour prétendre que des cours à distance en vidéo-conférence puissent être satisfaisants. Le distanciel nous prive du cœur de notre métier. Nous enseignons dans les yeux de nos élèves, non dans l’œil déformant d’une caméra.
En quelques années, les professeurs ont été transformés en administrateurs, chargés de remplir des tableaux ou, pour certains, de coller des gommettes vertes ou rouges pour toute évaluation. Mais jusqu’au 13 mars 2020, nous avions encore des élèves.
Il en va de notre honneur de professeurs d’affirmer que nous sommes bien davantage que des distributeurs de documents écrits, audios ou vidéos. Il est de notre devoir de rappeler que la présence physique d’un corps enseignant auprès des élèves, avec tout ce qu’elle induit, est une composante irréductible de l’exercice de notre métier.
Nous prétendions en avoir fini avec le cours magistral prononcé par un professeur omniscient sur son estrade. Le voilà revenu sous sa forme la plus raide par l’intermédiaire de documents vidéo ou sonores rendus artificiellement attractifs par le truchement d’émoticônes ou de messageries instantanées aux décors aussi laids que fantaisistes.
Certains parents font le choix de l’enseignement à domicile, d’autres prônent un desserrement de l’étau scolaire. Leurs raisons sont parfaitement défendables. Ne nous y trompons pas: le loup se cache parfois sous les habits de la grand-mère. Ce à quoi nous assistons ne correspond ni à un desserrement de l’étau scolaire ni à un retour au préceptorat. Non ! L’Éducation Nationale enfle et s’invite jusque dans nos maisons, non contente de nous dicter ses normes de bonne santé. Chambre et salle de classe fusionnent pour se fondre dans un espace virtuel, abstrait, fait de connexions mais ignorant la relation humaine.
Au nom de l’instruction obligatoire et de la protection des plus fragiles, Frédérique Meunier veut ainsi imposer l’usage de plateformes d’enseignement à distance: elle l’évoque elle-même, les MOOCs délivrent des certificats payants. Cette mise en concurrence des formations ainsi que la délégation par l’Éducation nationale de missions d’enseignement à des serveurs privés met en danger l’indépendance intellectuelle de la France. Le risque est grand que, de la maternelle à l’université, ne soient promus que les domaines considérés comme utiles aux intérêts économiques des organismes qui financent, directement ou indirectement, de telles plateformes.
Si l’État n’assure plus un service public d’enseignement désormais livré à des sociétés privées, qui donc est censé payer les certifications et les coûts d’hébergement des ENTs ou MOOCs en tous genres? L’élève et ses parents? L’État? Mais qui peut envisager qu’un État, devenu client captif, paie une taxe à des entreprises privées, de surcroît en situation de monopole? Le caractère obligatoire de l’instruction ne peut reposer que sur la gratuité et l’indépendance de l’État.
Certes, on nous parle des plus fragiles. Mais le projet de loi exprime une bien curieuse conception de l’école «inclusive»: il se borne à mettre à l’écart. Ne vaudrait-il pas mieux interroger les causes des bulles immobilières que connaissent nos métropoles plutôt que de condamner les étudiants dans l’incapacité de s’y loger à demeurer seuls face à un ordinateur?
Enfin, c’est le numérique lui-même dont nous nous défions. Enseignants, nous ne pouvons cautionner que l’on intensifie l’usage des téléphones, tablettes et ordinateurs alors que nous constatons déjà les conséquences désastreuses des écrans sur le développement cognitif et les capacités d’apprentissage de nos élèves. Citoyens, nous refusons la production toujours plus massive d’appareils polluants et difficilement recyclables, l’encombrement croissant des serveurs de données en surchauffe et l’extraction, par des enfants de là-bas, des métaux rares nécessaires à la fabrication des outils destinés aux enfants d’ici. Les terres rares étant une ressource finie, nous investirions en plus dans des méthodes d’enseignement vouées à bientôt disparaître. Employons mieux l’argent public. Il en va de l’avenir de la jeunesse qui ne doit en aucun cas devenir le payeur du «quoi qu’il en coûte».
On a toujours su s’occuper d’élèves absents sans avoir recours à ces plateformes numériques. Nous espérons donc que cette proposition de loi sera sans effet. Nous craignons malheureusement que, outre les questions d’éthique, d’écologie et de justice sociale qu’elle soulève, elle ne constitue une étape décisive dans la modification de l’enseignement qui, désormais conçu comme un service marchand animé par des prestataires privés, n’échapperait pas à l’ubérisation forcée de la société.
Une classe est une communauté, non un agrégat d’atomes. Dans une classe, comme dans la vie, advient le meilleur comme le pire: cours ennuyeux, professeurs incompétents, cancres près du radiateur. Avec l’enseignement que l’on nous promet, le pire disparaîtra peut-être: plus de radiateur ni de professeurs chahutés.
On aura surtout, en passant, sacrifié le meilleur.