Nous sommes dans deux classes de première générale ; petit contrôle après les premiers cours, où nous étudions un extrait de L’art poétique de Boileau. Parmi les questions, une dictée de deux vers que nous avons étudiés ensemble. « Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre, / Mon esprit aussitôt commence à se détendre ». Sur 57 copies, 10 écrivent « tardent » ; quatre autres copies écrivent diverses autres graphies fautives.
Et pourtant mes élèves sont aussi doués que d’autres, ailleurs, ou à d’autres époques. Or que se passe-t-il depuis quelques décennies ? On s’échine à enseigner le « groupe sujet ». Les élèves apprennent à repérer d’une part que le sujet du verbe « tarder » est ici le groupe « le sens de vos vers », et non pas le nom « sens », pris isolément ; d’autre part à accorder le verbe avec le sujet, tel qu’ils le conçoivent, c’est-à-dire avec le « groupe sujet », et non pas avec le nom ou le pronom sujet. Ils accordent donc docilement « tarder » avec… « le sens de vos vers ». Mais quel est donc le nombre de ce « groupe sujet » ? Personne n’apprend jamais qu’un « groupe sujet » a un nombre. Donc beaucoup d’élèves piochent au petit bonheur la chance l’un des noms du groupe pour accorder le verbe, par exemple en prenant celui qui se trouve le plus près.
On remarquera en passant l’incohérence scientifique des théories sur lesquelles s’appuie la tradition grammaticale scolaire des trois dernières décennies. Il ne s’agit pas seulement d’une dérive pédagogique de professeurs et d’instituteurs trop peu au fait de la connaissance universitaire. Ainsi, la grammaire de référence pour les concours de l’enseignement (Riegel, Pellat et Rioul, Grammaire méthodique du français, 1994) écrit-elle : « En règle générale, le verbe s’accorde en personne et en nombre avec le sujet. » Elle parle même juste après de « l’accord du verbe avec le groupe sujet ». Or nulle part elle n’explicite une doctrine selon laquelle un groupe nominal posséderait un genre et un nombre, fixé par celui du nom « noyau » de ce groupe, comme on le disait dans les années 1980. La Grammaire du français, de Monneret et Poli (publiée sous l’égide du ministère de l’éducation nationale, 2020), dit la même chose : « Le groupe sujet (GS) règle l’accord du verbe (ou, inversement, le verbe s’accorde avec le groupe sujet). » Si cette grammaire évoque ici et là la notion de noyau d’un groupe nominal, jamais il n’y est dit que ce noyau transférerait son genre et son nombre au groupe qu’il commande.
Autrement dit, tant que l’on continuera à enseigner « l’analyse par constituants », avec le « groupe sujet », le « groupe verbal » et le « groupe circonstanciel », on pourra continuer à se lamenter sur le niveau des élèves en orthographe. En revanche, si l’on adopte le meilleur de la tradition grammaticale scolaire et universitaire, on enseignera l’analyse grammaticale, comme le propose Cécile Revéret, dans son Précis d’analyse grammaticale et logique, qui se fait d’abord mot par mot, plutôt que globalement, par groupes de mots.
Nicolas Lakshmanan-Minet, professeur agrégé de grammaire et docteur ès lettres