Dans une récente tribune, Karen Brandin nous alerte sur l’absurde mise en concurrence de ces deux disciplines au niveau du baccalauréat. Elle cite à ce propos le mathématicien Henri Poincaré et aurait pu tout aussi bien se référer à son contemporain, Charles-Ange Laisant :
Une question a été posée bien des fois, sur laquelle je ne veux pas m’appesantir, car j’y ai déjà répondu souvent dans des articles, dans des livres ou de vive voix ; c’est celle-ci : Les sciences ont-elles plus d’importance pour l’homme que les lettres et, par conséquent, faut-il donner aux enfants une éducation scientifique de préférence à une éducation littéraire ; ou bien, faut-il leur donner une éducation littéraire de préférence à une éducation scientifique. Voici ce que j’ai répondu invariablement : autant vaudrait se demander s’il est plus nécessaire à un homme de manger que de dormir ; s’il est plus utile de le priver de nourriture en lui permettant le sommeil, ou de le priver de sommeil en lui permettant de s’alimenter.
Je déclare que, dans un cas comme dans l’autre, les choses se passeraient en fin de compte exactement de la même manière ; et que le résultat serait, à bref délai, le passage de vie à trépas du bonhomme soumis à un tel régime.
Or nous sommes depuis longtemps en train de faire à peu près la même sottise pour les deux moitiés de la jeunesse française, pour la catégorie des littéraires et celle des scientifiques. En pratiquant une éducation littéraire opposée à l’éducation scientifique, en élevant de futurs avocats qui n’auront pas l’idée de la façon dont peut fonctionner une locomotive, à côté desquels on pourra voir des ingénieurs possédant peut-être de très fortes connaissances mathématiques, et ignorant toute leur vie qu’il a existé un homme qui s’appelait Rabelais et un autre nommé Paul-Louis Courier, on instituera deux castes de demi-hommes, mais l’on ne fera jamais, ni une humanité, ni une société, ni une patrie.
Il est même honteux et humiliant, dans un milieu qui se dit civilisé, de penser qu’une pareille question ait jamais pu être posée !
Charles-Ange Laisant 1904, L’éducation fondée sur la Science (cité par Michel Delord dans Calcul, état des lieux 2004)
Mais la dégradation actuelle est telle que ces considérations vieilles d’un siècle nous semblent à des années lumières des préoccupations de nos lycéens et de leurs professeurs.
Elle conclut sa tribune par un plaidoyer déchirant :
Pendant que tout s’effondre, collèges et lycées, bien loin des sanctuaires qu’ils sont censés représenter encore, sont quant à eux pressentis pour être des antennes de vaccinodromes ou des relais du planning familial (en vue peut-être d’une nouvelle spécialité qui sait ? à grand renfort d’épreuves pratiques de vie affective) avec des jeunes embrigadés dans tous les mouvements possibles et imaginables, d’Octobre Rose à Movember et ce, entre deux marches pour le climat, déguisés en laitues.
Fichons-leur juste la paix si vous voulez bien. Le devoir de l’école n’est pas de faire diversion, pas plus que de divertir, d’animer ou d’être le siège d’incessantes propagandes mais bel et bien d’instruire. C’est une mission noble, exigeante et délicate qui se suffit à elle-même. Dans les mains d’un élève, il doit y avoir un cahier et un crayon ; et pas, entre deux écrans, d’un côté une seringue, de l’autre un tract.
Est-ce donc trop demander que de laisser ces gamins grandir à leur rythme (celui de l’enfance puis de l’adolescence), de leur permettre de travailler, d’apprendre, de s’épanouir, de s’armer enfin intellectuellement pour lutter contre les fanatismes, les idéologies d’où qu’ils viennent de sorte que ces jeunes gens soient en mesure, le moment venu, de choisir en conscience et en liberté, leurs engagements et leurs combats d’adultes ? Offrons-leur ce qu’on leur doit impérativement : un enseignement rigoureux, exigeant et digne, de ces enseignements dont on peut être fiers car ils construisent et émancipent. Ce sera déjà quelque chose mais pour cela, il est fondamental de rester solidaires car l’union sera notre force.
Sera-elle entendue ? Un ministre reconnaissait récemment :
Les résultats ne sont pas à la hauteur de nos ambitions. Les causes sont déjà bien identifiées et appellent désormais des solutions concrètes. L’école doit impérativement se recentrer sur sa mission première qui est d’enseigner les fondamentaux : lire, écrire, compter. Or, depuis des années, on lui assigne des tâches extérieures à sa vocation. Les emplois du temps des élèves sont alourdis par des activités qui ne relèvent pas de la mission fondamentale de l’école. Par exemple, on a trop de journées thématiques. L’école ne peut, à elle seule, résoudre tous les problèmes de la société. Si l’on continue à la surcharger, elle échouera dans sa mission principale. Lorsqu’un tiers des élèves quitte le primaire sans maîtriser correctement la lecture, c’est un échec inacceptable pour l’État.
Alexandre Portier, ministre délégué chargé de Réussite scolaire et de l’Enseignement professionnel , JDD octobre 2024
Aura-t-il le courage politique d’aller plus loin en ce sens ?
Cette déclaration fait écho à celle d’un militant des droits civiques, William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), premier noir américain ayant obtenu un doctorat à Harvard, qui rappelait aux instituteurs lors d’un congrès :
« L’école n’offre qu’un seul chemin, qui est du début jusqu’à la fin d’apprendre à lire, écrire et compter. Et si l’école faillit dans cette tâche, en essayant de faire des choses au-delà de cela, choses pour lesquelles elle n’est pas adaptée, elle ne perd pas seulement sa fonction propre mais aussi toutes les autres qu’elle essaie de remplir, car aucune école ne saurait organiser l’industrie, trancher les questions des revenus et des salaires, fonder des foyers, fournir des parents, établir la justice, ou construire un monde civilisé. »