Entretien avec Marie Cognet, auteur du rapport publié par l’Institut Thomas More sous le titre :
« Transmission des savoirs et culture partagée, pour une refonte des programmes de l’école primaire »
GRIP : Nous souhaitons tout d’abord exprimer une grande satisfaction de voir reconnu que » la mère de toutes les réformes scolaires est la refonte des programmes de l’école primaire.«
Marie Cognet : J’en suis plus que convaincue avec bien sûr des outils adaptés pour une mise en œuvre enfin efficace ! Si la réforme des programmes scolaires est au cœur des propositions du rapport, nous ne pourrons faire l’économie de réformes de méthode comme conditions de succès. Le rapport en propose certaines qui me sont apparues comme essentielles mais nous pourrions en proposer certainement d’autres.
GRIP : Vous avez accompli un énorme travail pour proposer des programmes complets, clairs et concis. Pouvez-vous cependant nous éclairer sur l’absence de projet concernant l’enseignement scientifique ?
Marie Cognet : Je l’ai surtout exclu par manque de temps et me suis donc concentrée sur les matières principales, mais j’ai pleinement conscience de l’importance de ces disciplines scientifiques, idem pour tout ce qui touche la culture.
Par exemple : le fait que l’histoire de l’art soit au programme du primaire alors que l’Histoire ne l’est presque pas est totalement ubuesque…
J’aurais voulu dire tant de choses encore mais j’étais limitée par le temps malheureusement !
GRIP : Il est clair qu’il reste un gros travail à accomplir dans le domaine culturel mais aussi pour tout ce qui concerne le travail manuel, la musique, la danse, l’éducation physique … autant de disciplines qui ancrent dans le concret les connaissances élémentaires. Nous avons, nous aussi, été limités par le temps pour aborder ces thèmes, mais votre entreprise nous encourage à aller au-delà des mathématiques et du français.
Dans l’analyse des réformes et de leurs conséquences, n’apparaît pas le fait, souligné par le GRIP, que l’institution a occulté le travail pédagogique antérieur aux années soixante, à tel point qu’on peut parler aujourd’hui de « pédagogie oubliée ». Ce fait ne vous semble-t-il pas significatif ?
Marie Cognet : C’est effectivement significatif mais je me suis concentrée sur les réformes des vingt dernières années, je ne suis pas remontée plus loin mais j’ai effectivement lu ce que vous aviez écrit à ce sujet sur le site du GRIP.
GRIP : Cette « pédagogie oubliée » était basée sur deux piliers : « l’écriture-lecture » et le « calcul intuitif ». C’est sans doute ce second pilier qui a été le plus obscurci alors que l’excellence de l’école mathématique française avait largement fait ses preuves. Le système métrique, l’utilisation des unités de mesure dans les opérations, la géométrie, la technique opératoire de la division, l’énoncé de la règle de trois … Autant de spécificités de l’école française qui n’ont peut-être pas toujours été intégrées par la méthode Singapour. Cette dernière – ayant eu le mérite de faire une synthèse internationale récente des pédagogies efficaces – aurait sans doute gagné à être adaptée avec plus de discernement. Pensez-vous que ce soit envisageable ?
Marie Cognet : Oui, tout est envisageable, et cette « pédagogie oubliée » aurait tout intérêt à être réintroduite, j’en suis convaincue ; « l’écriture-lecture » paraît tellement logique et pertinente. Dans mon esprit « libéral », tout est possible, tout est envisageable mais pour cela il faut que les esprits s’ouvrent à revenir à des méthodes anciennes sans les taxer de poussiéreuses. Il faut aussi s’ouvrir aux méthodes étrangères quand elles sont efficaces. En somme, je pense qu’il faut sortir des querelles stériles de telle ou telle méthode, il faut surtout les évaluer régulièrement et de manière constante et appliquer celles qui fonctionnent toujours dans l’optique de faire progresser les élèves et non par pédagogisme. Il me semble que la formation et l’évaluation sont les clés pour revenir à des pédagogies solides et efficaces car objectivement pertinentes.
GRIP : Dans les mesures d’accompagnement indispensables à la refonte des programmes, vous envisagez de « développer l’évaluation ». Les enseignants de l’école publique se plaignent souvent, à juste titre, de la place exorbitante que l’administration donne à l’évaluation dans leur pratique de classe. Il est donc urgent de donner des critères d’évaluation concrets qui correspondent à de véritables contenus disciplinaires et pas de vagues « compétences » manipulables à l’envi qui passent pour être des « thermomètres ». L’évaluation doit être comprise par les parents et par les élèves et non trafiquée sous un faux prétexte de bienveillance qui permet de masquer le symptôme. Il faut à la fois donner des outils qui soient des repères nationaux (voire internationaux) et redonner confiance aux enseignants de terrain en leur capacité à déceler, eux-mêmes, les atouts et les faiblesses de leurs élèves.
Marie Cognet : Je suis entièrement d’accord avec vous. En ce qui concerne l’école au sein de laquelle je travaille, nous réalisons un « audit » des évaluations : compétences, fréquence, notation, objectifs … retour et explications aux parents. Il est essentiel et urgent que l’éducation nationale fasse un travail et donne un cadre accompagné de repères précis. Par ailleurs, je pense – comme écrit dans mon rapport – qu’il serait essentiel de mettre en place une évaluation plus générale concernant les écoles afin d’améliorer la réussite des élèves. Je suis convaincue que l’évaluation peut être vertueuse et faire progresser en tous points. Elle doit pour cela, être encadrée, claire et basée sur des critères objectifs.
GRIP : Vous envisagez également de « développer massivement la pédagogie différenciée ». Beaucoup d’enseignants déplorent que la pédagogie différenciée soit imposée comme un remède miracle qui règlera toutes les difficultés auxquelles ils se trouvent aujourd’hui confrontés. Au sein de l’école publique, de nombreux collègues placés dans des situations très conflictuelles se voient offrir comme unique solution de « différencier » et de faire preuve de bienveillance, alors qu’ils ont donné le maximum d’eux-mêmes. D’autres trouvent des solutions plus simples : mettre devant un écran en fond de classe l’élève en difficulté pour avoir enfin la paix. Face aux dérives qui mettent le « conflit socio-cognitif » au centre de l’enseignement, il ne faut pas tomber dans le préceptorat qui renonce à l’aspect collectif de l’apprentissage en classe.
Marie Cognet : J’entends votre argument et je comprends dans vos propos la réalité des difficultés de terrain de certains enseignants qui se sont vu imposer méthodes et façons d’enseigner.
Pour autant, je reste convaincue qu’il y a plusieurs niveaux dans la différenciation comme je vous l’expliquais au téléphone sans tomber dans le préceptorat.
L’aspect collectif de l’apprentissage en classe est primordial mais nous pouvons très certainement l’adapter en fonction des élèves avec des groupes au sein de la classe, puis la possibilité d’avoir un/une assistante en classe pour les guider et les aider et enfin les aider hors de la classe (cf. page 44 du rapport).
Il n’est pas question de remettre en cause les pédagogies des enseignants mais, vous le savez mieux que moi, le niveau des élèves a tant chuté que même un enseignement de qualité ne suffit parfois plus. Pour relever le niveau global, nous serons obligés de passer par la prise en charge des élèves en difficulté. Cependant, vous avez raison, l’objectif n’est pas de faire preuve de bienveillance mais bien de faire progresser tous les élèves en trouvant les meilleures des solutions. Par ailleurs, il est essentiel que rien ne soit imposé mais que le cadre soit donné et que plusieurs solutions s’offrent aux enseignants.
GRIP : Vous souhaitez également développer la collaboration pédagogique, le travail en équipe est bien sûr un atout important souhaitable mais il a également permis, ces dernières années, de mettre sous le boisseau toute initiative qui n’entrait pas dans la « doxa » pédagogiste : nombres de collègues se sont vus, pendant un temps, imposer une méthode de lecture globale parce que c’était le « choix de l’équipe pédagogique » dans l’école.
Marie Cognet : Le travail en équipe doit bien entendu être équilibré et non être l’occasion d’imposer quelques méthodes que ce soit. L’objectif est le cadre commun avec une liberté de moyen. Les écoles anglo-saxonnes pratiquent une collaboration accrue et même la mise en place de tutorat tant au sein d’écoles qu’entre écoles. Les outils que je propose paraissent peut-être idéalistes mais, pour les avoir vu pratiquer tant dans l’école bilingue que dans l’école Espérance banlieues, j’ai pu constater qu’ils fonctionnaient. Cependant, vous avez raison, cette collaboration doit permettre des initiatives toujours avec le même objectif : faire progresser les élèves.
C’est là où l’évaluation des écoles peut aider à ce que ce travail en équipe ne devienne pas le lieu de pédagogies et méthodes imposées.
GRIP : En matière de formation, il ne faut pas négliger le retard énorme et le verrouillage, toujours au sein de l’école publique, obtenu par des lobbys « idéologisés ». La mission Villani a bien montré les limites d’un vœu pieux quand il n’est pas soutenu par une forte volonté politique.
Marie Cognet : La formation est une urgence absolue tant pour les enseignants eux-mêmes que pour le niveau des élèves. La solitude des enseignants et leur manque de formation tant initiale que continue est pour moi l’un des facteurs de l’échec du système. Comment réformer le système sans former les enseignants, comment proposer de nouvelles méthodes comme celle de Singapour sans qu’elles soient conditionnées à des heures de formation ? Comment ne pas conditionner l’apprentissage du métier à un apprentissage pratique ?
À nouveau, inspirons-nous des systèmes anglo-saxons qui ont beaucoup plus progressé que nous en termes d’éducation sans pour autant perdre nos spécificités françaises.
GRIP : Ma dernière question serait donc de savoir si vous avez conscience de ces ornières et des propositions pour éviter de s’y enliser.
Marie Cognet : Oui j’en ai conscience mais, comme dans le rapport que j’ai écrit en 2017, il est nécessaire d’être ambitieux et déranger un peu l’immobilisme ambiant si nous voulons y arriver.
Autant les programmes scolaires doivent être le point de départ de la réforme de notre système scolaire, autant ils ne peuvent être mis en œuvre seuls sans outils pour les faire fonctionner.
Cf. l’introduction de la troisième partie de mon rapport :
« La refonte des programmes de l’école primaire doit être, nous l’avons dit, un objectif prioritaire pour le prochain quinquennat. Mais elle ne suffira pas à elle seule car elle viendra se heurter à un système, à une rigidité, à des habitudes qui en feront perdre une bonne part des bénéfices pour les élèves. La mise en place de ces programmes rénovés doit donc s’accompagner d’une restructuration du système afin de le rendre plus souple et plus performant. La Cour des comptes l’a bien compris puisqu’elle a fait des propositions en ce sens en décembre dernier. En effet, l’organisation scolaire est une des conditions de l’amélioration des performances de notre système éducatif, qu’il s’agisse de la capacité d’initiative des établissements, de l’usage opérationnel de l’évaluation des résultats de l’élève ou des conditions d’exercice du métier d’enseignant dont l’attractivité continue de se dégrader.
Les élèves, les enseignants, l’école dans son ensemble ont besoin de davantage de liberté et de responsabilités : c’était le sens des propositions que nous avions faites il y a trois ans. Ici, nous formulons quatre propositions supplémentaires et indispensables si l’on veut que la refonte des programmes que nous proposons donne sa pleine mesure. Elles sont la condition du succès de la réforme que nous appelons de nos vœux. » (Cf le rapport Pour une école de la liberté et de la responsabilité)